Il ne faut pas effacer cette dette-là
Le pardon est-il un thème en poésie? «Cette question me semble largement absente de la poésie contemporaine. Je ne verrais qu’un exemple contraire, majeur il est vrai, l’œuvre de mon ami Jean-Pierre Lemaire», rétorque le poète et écrivain Pascal Riou. «Je suis plus sensible à l’importance de la reconnaissance de nos dettes, et donc à l’expression de notre gratitude, qu’à la contrition», enchaîne l’auteur, parfaitement conscient qu’en grec, la langue du Nouveau Testament, «pardon» et «remise de dettes» ne sont qu’un seul mot. «Une des possibilités de traduction du Notre Père serait de dire non pas ‹ pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons ›, mais ‹ remets-nous nos dettes comme nous remettons…». Ses dettes, Pascal Riou ne cherche pas à ce qu’on les lui remette, mais il cultive une fidèle reconnaissance de celles-ci. «L’important est, comme le dit René Char, de ‹ songer à ses dettes», explique-t-il.«Cela me tient de plus en plus à coeur. Le fait est que quand j’écris, ce que j’écris n’aurait jamais été possible si je n’avais pas lu ou eu accès aux Evangiles, à Rimbaud, à Claudel, mais aussi à René Char, Mario Luzi ou Philippe Jaccottet», énumère-t-il. «L’écriture a des dettes, à la fois envers ce qui nous est donné par le monde et par ce que nous avons reçu par nos lectures. En disant cela, je m’inscris en faux contre une certaine vision de la poésie qui serait purement issue d’une espèce d’originalité intrinsèque, de la subjectivité unique d’un artiste.»
Impossible originalité totale
«Il y a toute une tradition qui tend à voir le poète comme subjectivité absolue, originalité totale. C’est une vision que je crois personnellement profondément fausse. Rimbaud est souvent cité comme l’exemple de celui qui incarne cela. Mais Rimbaud était un jeune homme qui a dévoré la bibliothèque de son professeur et a énormément reçu au lycée. Il fut ainsi primé pour ses poèmes écrits en… latin! On a par la suite construit l’image du rebelle et créé ce mythe de l’originalité totale, mais elle est tout simplement fausse», s’insurge Pascal Riou.
Ainsi, dans le domaine de la création artistique, «la faute serait de ne pas reconnaître ses dettes». Cela n’a pas grand-chose à voir avec «la question du pardon, qui implique la conscience d’une faute envers autrui ou envers Dieu», conclut le poète. Mais en ajoutant: «Toutefois, cette non-reconnaissance serait bien une vraie faute, une vanité infondée par rapport aux legs que nous avons reçus, qui débordent nos mérites et peuvent donc être vécus comme une grâce.»
Impossible originalité totale
Si les oeuvres ne sauraient se construire sans s’appuyer sur un solide héritage, dans le domaine des savoirs il faut aussi reconnaître ses dettes. «J’ai été professeur toute ma vie et je le suis encore un peu aujourd’hui. La question de la transmission est essentielle. Si je n’avais pas eu à un certain moment dans ma vie tel ou tel maître, j’aurais certainement pris des voies différentes. Les choses se passent souvent sans que l’on s’en rende compte, quand on est professeur. Il m’est arrivé de recevoir un écho de mes étudiants vingt ou trente ans après les avoir eus comme élèves par lequel ils me disaient ce qu’ils avaient reçu de mon enseignement. Les choses se transmettent ainsi, dans une sorte de perméabilité dès lors que l’on s’ouvre à cette réception.»
Reconnaissance
«Mais pour qui donc te prends-tu à tempêter ainsi? Toi, né dans la richesse, les livres, la musique savante, roulé sitôt que né dans l’amour des servantes! Qui donc es-tu pour brocarder ce qui charme et habille? Est-ce cela répondre, toi qui as tant reçu? N’as-tu jamais entendu le Maître parlant du riche: chameau et chas de l’aiguille?»
Pascal Riou, extrait de «En paix maintenant repose», dans D’âge en âge: Poèmes, Editions de la revue Conférence, 2018.